Anouk, sociétaire du Chat Sauvage et auteure de livres sur la forêt et les métiers de la forêt, nous fait le plaisir de partager une étape importante dans la vie de notre groupement. Découvrez l’expérience vécue et de belles images de Jean-Luc Luyssen qui viendront conclure la narration.
» Dans les grandes lignes ça se passe très bien, mais on a eu quelques déconvenues sur la première parcelle » – c’est ce que nous dit Frédéric quand on arrive, samedi 27 janvier 2024.
A6 bloquée, panneaux de villages retournés tout au long de la départementale, rien qui n’effraie le Berlingo blanc de Polska, coup de clochette à chaque redémarrage. Un grand soleil et un chaleureux accueil nous attendent à Brassy.
« On », c’est trois générations de femmes aux noms polonais, un pied artiste à Paris, un pied forestier dans le Morvan. Venues quelques jours à l’occasion du chantier de bûcheronnage pour mieux connaître nos parcelles, mieux comprendre ce qu’on y fabrique, rêver à ce qu’on pourra y faire ou ne pas y faire dans le futur.
Travail en cours
Rapidement Frédéric nous emmène au chantier à la Come-au-blanc, Unité de gestion n°2 (UG2) dans le Plan Simple de Gestion (PSG), parcelle de type 1, c’est-à-dire une futaie feuillue, chênaie-hêtraie acide, coupe prévue pour 2023. On est presque à l’heure. Dans le PSG, ça se présente comme ça : « Ce peuplement sera conduit en futaie irrégulière. Le premier passage devra sélectionner les tiges d’avenir de chêne et hêtre, par élimination des brins concurrents ou co-dominants. Le chêne sera préférentiellement conservé au détriment du hêtre dont la croissance est plus forte. Une part d’essences diverses devra être conservée afin de maintenir la diversité de l’écosystème. Ces conditions de prélèvement laisseront un peuplement toujours dominé par les bois moyens et gros bois mais les trouées générées devraient favoriser le développement de la régénération naturelle. (…) La rotation des coupes sera fixée à 12 ans avec un prélèvement inférieur à 20 % du volume bois d’oeuvre. »
Le véhicule des bûcherons de Loire-Atlantique est en bas du bois, qui est d’abord celui du voisin. On suit les traces des chevaux sur le chemin boueux, il a plu dans la semaine, pas toujours marrant. Au bout de quelques minutes on tombe sur des belles grumes marquées CB à la bombe fluo, CB comme Carte Bancaire ? Non, pas le genre de la
maison, mais Coopérative Bocagère. On entend les tronçonneuses au loin, les gars sont dans les parages, et nous on se dit tiens, on est chez nous. On rencontre d’abord Christophe le débusqueur, avec ses deux chevaux de trait Pompon et Frégate : un Ardennais de quatorze ans au crin sombre, et une Comtoise de 8 ans à la crinière blonde. Il paraît que Pompon est plan-plan, autrement dit flegmatique mais stable, tandis que la jument est fougueuse et moins constante. Christophe les guide tout doucement, il leur parle en français (à gauche, à droite) et en onomatopées de type oyo ou ayaya pour dire stop ou on y va. La démonstration est bluffante : un coup de collier synchronisé et le bois glisse sur le sol, accroché à une chaîne. Si la grume est plus conséquente, il y a le trinqueballe : un petit char à deux roues sur lequel l’on arrime. Et si ça ne suffit pas, le débusqueur met en place un système de mouflage avec cordes et poulies, qui, fixées à l’aide de sangles autour de solides troncs de hêtres, démultiplient la force de traction des chevaux. Ancestralement futé.
On retrouve les trois autres bûcherons en contrebas, Camille, Sam et Nolig, autour d’un hêtre couché de 40 cm de diamètre – ah c’est vous les actionnaires ! Ils nous racontent les petites déceptions du début de semaine, environ 80% de bois roulés dans la parcelle du bas, celle de Chaumeras. Ça pourra partir en planches ici mais pas en charpente chez eux, à Notre Dame-des-Landes. La roulure, c’est une fente tangentielle dans le duramen, autrement dit des cernes qui se décollent dans le bois de coeur, ce qui diminue ses propriétés mécaniques, et donc sa valeur économique. On ne sait jamais vraiment à quoi elle est due : ça peut être génétique, ça peut aussi venir de l’acidité du sol qui créerait une carence en calcium. Dans le cas d’un taillis qu’on convertit en futaie, une éclaircie tardive peut provoquer ce type de décollement, à cause d’une entrée de lumière trop vive, accélérant la croissance trop violemment. Mais ça, ça n’est pas visible depuis l’extérieur, alors on devra bien s’accommoder de s’être fait rouler par la forêt, qui ne laisse pas vendre ses fûts si facilement.
Le lendemain on va se promener dans le bois en question, celui de Chaumeras, qui donne sur le lac de Chaumeçon. UG1 sur notre PSG, coupe prévue pour 2022. Presque à l’heure. Grand soleil encore. On observe de nos propres yeux les roulures sur les grumes au sol : dommage. D’autres se présentent mieux, taguées CB sur la tranche. On repère un arbre marqué mais laissé sur pied, parce qu’on y a observé un trou de pic entre temps. Le martelage a été fait il y a deux ans, il était devenu peu visible, alors on a repassé des coups de fluo plus récemment, en vue de la coupe. Ça nous a laissé un droit de regard supplémentaire, et quelques oublis. Nos forestiers de la ZAD ont l’habitude de se laisser ce choix du dernier moment, abattre ou ne pas abattre, ne pas devenir des machines. Ça ralentit un peu le processus, ça le rend aussi plus intéressant. Être bûcheronne, c’est faire marcher à la fois ses bras, sa tronçonneuse, et sa tête.
Un samedi soir au Carrouège : focus sur la Coopérative Bocagère
Tout cela, ils nous l’expliquent posément le samedi soir au Carrouège, carrefour en patois local, où nous attendent les membres d’Adret Morvan et quelques habitué·e·s. Parmi les acquis à Notre Dame-des-Landes, il y a eu la reconnaissance du Plan simple de gestion de la forêt de Rohanne, racheté par le Conseil départemental, officiellement propriétaire du lieu. L’ONF a reformulé quelques phrases avant d’y apposer sa signature, mais c’est bien le collectif Abrakadabois qui l’a conçu, pendant les années d’occupation2. La gestion tripartite actuelle n’est pas sans embûche : dès la première phase, le martelage, des désaccords se sont manifestés autour de l’épineuse question de la bombe ou du marteau. Les bûcherons étaient contre le marteau, qui en écorçant le tronc, l’abîme, et annule la possibilité de rétractation. De plus, le seau de l’ONF incarne un pouvoir étatique que les forestiers du bocage ont du mal à voir se dessiner sur les arbres qui ont abrité leurs années de lutte. C’est donc avant tout un affrontement symbolique qui se joue ici, entre deux entités collectives aux principes structurels opposés. D’ailleurs, dans de nombreuses autres régions, les agent·e·s de l’ONF préfèrent utiliser la bombe de peinture, dont l’application est bien moins fatigante que le coup de marteau. Peut-être trouveront-ils et elles un point d’accord avec le rol’ink et sa peinture nontoxique1 ? Pour l’instant, nous disent les bûcherons, c’est à eux que sont confiés les chantiers du Bois de Rohanne. Ce pouvoir qu’ils ont acquis se loge dans leur intransigeance-même : à tout moment, ça peut péter. Or, l’État n’y aurait aucun intérêt : sa mission est de montrer à tout le monde que la situation est normalisée, qu’il ne se passe plus rien à Notre Dame-des-Landes. Pour autant, la Compagnie Bocagère n’a aucune garantie pour l’avenir. Ils se contentent de faire des offres qu’ils ne pourront pas refuser, avec le sourire. Techniquement, ils forment une SCIC – prononcer skik –, une société coopérative d’intérêt collectif. Elle regroupe différents corps de métiers et des adhérents non producteurs, comme le ferait une association. Une compta commune mais aussi des comptas séparées. Une partie des productions part à la vente et les revenus paient le matériel, l’autre partie est dédiée à l’auto-consommation. Au bout de cinq ans, les bûcherons ne se paient pas, mais c’est doucement en train de changer. Ce qu’ils défendent et continueront à défendre, c’est le droit d’usage. L’ACCA (Association Communale de Chasse Agréée), par exemple, était là avant eux. Alors les chasseurs chassent. Ça ne les empêche pas de discuter ensemble, de chercher des accords. Rien n’est jamais figé dans les gestions collectives. Un jour, nous raconte l’un des bûcherons, il y a même eu une ZAD dans la ZAD, car une partie des occupant·e·s refusaient de couper des arbres. Cela rejoint les préoccupations de membres de notre propre groupement, pour qui le fait d’ôter la vie à des êtres végétaux ne va pas de soi. Celles et ceux pour qui le coup de tronçonneuse restera toujours trop rapide, trop brutal. Ce sont des sensibilités qui se confrontent. Et en se confrontant, font aussi front ensemble. Pour le respect des forêts, de ses cimes et de ses sols, de ses eaux et de ses animaux. Parmi ces derniers, nous-mêmes, qui utilisons le bois. Qui, avec l’argent des arbres abattus avec soin, pourrons maintenir l’activité du groupement, pour épargner des parcelles d’un enrésinement mortifère. Nous réunir autour des bois, dans les bois. À la question de l’animisme, les gars du bocage rigolent. Les anthropologues et sociologues, bientôt plus nombreux·ses qu’eux, plaquent parfois leurs fantasmes. Eux, les bûcherons, font simplement les choses consciemment. Toujours l’hiver, hors-sève et en lune descendante, comme le faisaient les anciens. Adossés à l’arbre, les mains en prière, de haut en bas, visualisant le parcours de la chute. Ajustant la direction selon le poids supposé des branches et les obstacles. Rien d’ésotérique, c’est un rituel technique.
Une concentration. Une manière d’être arbre peut-être, mais un arbre qui choit. En toute humilité.
Fin de chantier
Les jours suivants, le trinqueballe se renverse souvent à la Comme-au-blanc. Les zones pentues donnent du fil à retordre à l’équipage. Irène, maraîchère rencontrée au Carrouège, vient prêter main forte. À force de patience, les grumes sont remontées sur le chemin. Une à une, ne laissant quasiment aucune trace derrière elles, si ce n’est quelques crottins qui viendront enrichir le sol. Pendant ce temps-là, les trois bûcherons terminent leurs coupes.
Les journées sont ponctuées de repas partagés – merci à Maty pour son excellent yassa, et aux poulets sacrifiés de Loire-Atlantique –, de conversations et de rires, de morceaux d’accordéon en italien qui ont traversé l’Europe de l’Est, de visages au soleil et manches retroussées.
On poursuit nos visites de parcelles, aussi. La hêtraie à houx en pente légère d’Ouroux, avec ses quelques chênes et ses sources, à la tombée de la nuit. L’ancienne coupe rase de Huis Guyollot, sur le bord de la voie romaine vers chez Ariel, où repoussent en masse les bouleaux, éternels pionniers. Germent des idées de cabanes, de spectacles. De longues marches solitaires, de nuits dans les bois. Nos forêts sont multifonctionnelles, on ne l’oublie pas.
Bilan
Côté chiffres, ça donne ça : environ 50 m³ de chênes et 60 m³ hêtres (40 m³ à Chaumeras, principalement du chêne, et 70 m³ à la Comme-au-blanc), représentant en tout un volume de 110 m³ de bois d’oeuvre, et autant en bois de chauffage. Dix jours passés sur place et un peu plus de 1000 km parcourus par les bûcherons, puis par le grumier qui viendra chercher le tiers de la récolte, chêne exclusivement. C’était le parti pris d’un travail bien fait et de rencontres enrichissantes, mais aussi d’une opération financièrement non-rentable. Le Conseil Régional Bourgogne Franche Comté nous allouant une subvention de 3800€ pour compenser le surcoût généré par une pratique vertueuse et respectueuse des sols, nous sommes proches de l’équilibre. Mais il est précaire. Nous aimerions, à l’avenir, pouvoir allier qualité du travail et des bois, et viabilité financière. Nous avons encore du chemin à faire dans la structuration de notre filière bois locale, et notamment des débouchés à trouver pour le hêtre : le chantier est lancé. Pour l’heure, une petite partie seulement sera traitée en local. Mais le vrai bilan revient aux travailleurs, que nous remercions encore :
« En plus de la valeur intrinsèque certaine d’une collaboration entre deux entités issues de luttes victorieuses contre des grands projets inutiles, nous, l’équipe de la filière bois de la Coopérative Bocagère, avons tous été très heureux de travailler dans les forêts du Chat sauvage.
Travail intéressant, beau cadre, beaux arbres, belles rencontres et découverte du Morvan pour la plupart d’entre nous. Nous avons travaillé avec tout le soin que nous sommes capables de prendre et nous espérons que l’ensemble des membres du chat sauvage, des professionnels qui gravitent autour ainsi que les locaux sauront le voir. Nous allons ramener environ 33m³ de votre bois chez nous et nous serons ravis de raconter son histoire aux personnes qui feront leur charpente avec. Il est probable que nous destinions un beau morceau a être mis en valeur sur l’une de nos infrastructures à Notre-Dame-des-Landes avec une dédicace au chat sauvage dessus.
Au plaisir de revenir travailler dans le Morvan,
L’équipe des bûcherons et débusqueurs de la Coopérative Bocagère. »
Pour aller plus loin :
1 Le rol’ink non-toxique pour le marquage des arbres : https://france3-
regions.francetvinfo.fr/grand-est/vosges/epinal/video-sa-peinture-non-toxique-permetaux-
agents-de-l-onf-de-marquer-les-arbres-sans-danger-2859905.html
2 Reportage dessiné d’Hélène Copin, sur un chantier de bûcheronnage à la ZAD en
2020 : https://copindesbois.fr/alternatives-forestieres/zad/
Toutes les photographies présentées dans cet article sont de Jean-Luc Luyssen que nous remercions